Hour Of Witches

Comme toujours, l'auberge débordait d'activité. Nombreux étaient les habitants à venir manger là plutôt que de rentrer chez eux, en particulier les célibataires endurcit qui n'avaient pas d'épouse, de mère ou de sœur pour s'occuper de faire la cuisine. Sans être tous des manches en la matière, ils n'avaient pas forcément le temps de faire leurs courses ou de préparer le repas avant ou après une journée de travail. Et les menus de la Calavera étaient toujours très appréciés ainsi que peu coûteux. Les tablées prenaient souvent des allures de repas familiaux où voisins et amis se retrouvaient tous les jours, parfois même bien au-delà des heures de déjeuner.

En cuisine, Ada ne manquait jamais de quoi s'occuper. Lorsqu'elle n'était pas aux fourneaux, elle vérifiait les stocks, faisait un brin de ménage, donnait des instructions à la volée ou donnait un coup de main au service. Elvira n'était pas d'une nature très robuste et la Louve veillait à la soulager autant que possible pour lui éviter d'user inutilement ses forces. Les fées n'avaient pas besoin de grand-chose pour tomber malade, un souffle d'air suffisait à les faire se sentir mal. Du moins du point de vue d'Ada dont la robustesse était bien dissimulée.
Elle était en plein service, des plateaux plein les mains, lorsqu'on vint la chercher. Le Draugr, nommé Petter, venait de l'Aubépine et avait assisté à l'arrivée du petit garçon blessé. En temps normal, il se serait contenté d'observer, mais les gens dans la boutique murmuraient et spéculaient sur les causes de la blessure avec inquiétude en attendant l'arrivée de la gérante, si bien que la créature avait préféré prévenir la représentante de son panthéon sans perdre de temps. Un bobo d'enfant pouvait rapidement tourner à la paranoïa générale si des rumeurs de monstres sauvages se répandaient en ville. Ada fut du même avis lorsqu'il eut terminé de lui résumer la situation et le remercia pour le déplacement. Sans perdre de temps, elle défit son tablier, s'excusa auprès des autres serveurs et sortit de l'auberge à grands pas énergiques, relevant ses jupes à deux mains.

Coupant à travers les petites ruelles pour rejoindre le quartier sud, elle arriva à l'Aubépine bien après Séraphina. La petite troupe de curieux avait été refoulée vers la sortie, mais demeurait attentive à ce qu'il se passait à l'intérieur. Ada dût jouer des coudes pour se frayer un chemin. Heureusement, elle avait plus de force que la plupart des habitants et malgré sa petite stature, on ne lui faisait pas obstacle longtemps.

— Pour l'amour de Frigg, allez donc voir ailleurs si j'y suis ! grommela-t-elle en posant enfin un pied dans la boutique.

Avec son air revêche, ses cheveux fous et les poings posés sur les hanches, elle avait tout de la matrone prête à gronder des enfants turbulents. Quelques nordelis se prirent un regard noir, comme si leur représentante attendait d'eux qu'ils montrent l'exemple. Ada n'était peut-être que la porte-parole des siens, cependant elle avait tendance à les considérer un peu comme ses enfants ou sa meute, version élargie. Et elle se conduisait souvent en conséquence.
Se détournant des badauds, elle reporta son attention sur le petit ainsi que sur Séraphina, qu'elle avait l'habitude de côtoyer depuis quelques années déjà.

— On est venu me dire qu'il y aurait une bête pas commode qui essaye de manger les enfants pas sages qui s'éloignent un peu trop de leur maman. Est-ce que c'est vrai ?

Elle haussa un sourcil à l'adresse du garçonnet qui se contenta de baisser les yeux, les lèvres closes. La question était tournée comme un sermon pour le petit fugueur, mais le fond était plutôt adressé à sa consœur du Conseil. Les animaux sauvages étaient monnaie courante et tant qu'ils ne s'approchaient pas trop de la ville, il n'y avait pas à s'inquiéter. En revanche, si une créature agressive rôdait dans les parages, il fallait que des mesures soient prises pour protéger Salem.

EPSILON

La Louve s'était penchée sur la blessure avec un air sérieux. Elle était peut-être cuisinière aujourd'hui, mais elle avait assez d'expérience à la chasse pour reconnaitre bon nombre de blessures causées par les bêtes sauvages. Les traces laissées par les crocs permettaient de supposer que le coupable avait une mâchoire relativement étroite, ce qui était cohérent avec un canidé. En revanche, Ada n'aurait pas parié sur un Loup : même les adultes les plus petits avaient la force et la taille nécessaire pour arracher un bras d'enfant au moindre coup de gueule. Il y aurait eut beaucoup plus de dégâts.

Gardant pour elle ses conclusions, elle attendit que les parents s'en aillent et que les derniers curieux veuillent bien décamper. Plus il y avait foule, plus vite les rumeurs naissaient, à Salem comme ailleurs, les gens avaient de l'imagination et la langue bien pendue. Elle ne doutait d'ailleurs pas que cet incident fasse parler de lui. Bientôt les autres membres du Conseil seraient mis au courant et il faudrait traiter avec eux également. Ada avait moins d'affinités avec certains qu'avec Séraphina, aussi préférait-elle clore le sujet avant que d'autres ne s'en mêlent.
Elle suivit la propriétaire de la boutique en passant derrière le comptoir pour atteindre l'escalier. Les odeurs de plantes lui chatouillaient le nez, mais elle avait appris à ne pas se laisser distraire par l'inutile. C'était même un bon exercice de se trouver dans un endroit si chargé en parfums différents sans se laisser distraire ou embrumer l'esprit. Pour les Loups, dont le flair était aiguisé même sous forme humaine, l'expérience demandait un peu de pratique. Ada se félicitait d'avoir déjà un siècle dans les pattes pour avoir appris à vivre avec ces nouvelles facultés.

— Eh bien, j'espère que cet incident restera isolé. Je ne voudrais pas que nous ayons à faire avec un monstre en cavale qui s'en prendrait aux habitants, soupira-t-elle en arrivant à l'étage. On ne m'a pas donné beaucoup de détails sur ce qu'il s'était passé, j'ai peur que tu doives refaire le récit de cette mésaventure pour moi.

EPSILON

La Louve accepta le verre, mais demeura debout, entamant un va-et-vient dans la pièce d'un pas lent, le regard un peu perdu dans le vague. Elle écoutait et réfléchissait. L'histoire était un peu floue, si ça n'avait tenu qu'à elle, elle aurait pressé le garçon avec plus de questions à propos du fameux monstre. Aux yeux d'un enfant, n'importe quoi d'effrayant pouvait coller à sa description rudimentaire, de la Créature la plus sanguinaire à un simple chien errant. Quelques indices de plus n'auraient pas été un luxe superflu, mais il faudrait se contenter de ça.
Ada tapota son ongle contre le bord du verre en tournant les talons pour refaire son parcours en sens inverse une nouvelle fois.

— Peu de chances que ça soit un loup sauvage, les solitaires sont rares et si ça avait été une chasse en meute, le petit aurait été mis en morceaux. Et sa mère aussi. Ce ne sont pas les voix humaines qui arrêtent les bêtes affamées en pleine attaque. Vu la superficialité de la morsure, je pencherais plutôt pour une réaction à la peur. Il a sans doute effrayé quelque chose qui a tenté de se défendre et s'est enfui en sentant venir les renforts.

Il s'agissait plus de pensées exprimées à voix haute que d'une vraie réponse. Ses connaissances de la faune forestière reposaient à la fois sur un apprentissage du temps où elle était encore humaine - sa famille élevait du bétail, la protection contre les prédateurs était indissociable de leur activité - et de ses propres observations en tant que Louve. Dans la nature, une blessure, même minime, pouvait s'infecter et tuer en peu de temps, ou handicaper à vie et rendre la chasse impossible. Seuls les prédateurs prudents restaient en vie longtemps. Il n'y avait que les humains pour se lancer dans un combat risqué ou refuser de prendre la fuite pour une question d'honneur.

Si l'agresseur de Seti avait effectivement voulu lui faire du mal, il n'y aurait pas été de main morte, Créature ou simple animal sauvage. Après tout, un enfant est une cible facile contre laquelle les précautions ne sont pas nécessaires. La seule explication à une morsure si légère ne pouvait être qu'un acte réflexe, destiné à mettre en garde ou à se défendre. Ou alors c'était une tentative d'attaque extrêmement maladroite et faiblarde, à la limite du ridicule.

— Je ne m'y connais pas assez en morsures pour pouvoir avancer une hypothèse , admit-elle en haussant les épaules puis en vidant d'une traite son verre. Tout ce que je peux dire, c'est que si c'est bien un simple loup, il a une sacrée déformation de la mâchoire. Peut-être qu'il existe des Créatures que nous n'avons encore jamais croisées à Salem et qui pourraient faire ces marques ? Après tout, le monde est vaste et ça serait étonnant que seuls 4 panthéons aient réagi aux pestes. En tout cas, je ne veux pas conclure à une attaque délibérée pour le moment.

En dépit d'un tempérament prompt aux sautes d'humeur, Ada Solberg était une femme plutôt réfléchie quand il s'agissait de prendre de grandes décisions. Elle n'aimait pas qu'on la précipite ou faire des choix sans avoir exploré toutes les options possibles auparavant.

— Et toi ? Qu'est-ce que l'affaire t'inspire ?

EPSILON

Ada poussa un profond soupir en se passant une main dans les cheveux. Sa natte à moitié faite ne retenait généralement que les longueurs, laissant libre le reste de sa crinière rebelle. L'âge ne lui avait pas fait perdre l'habitude de se coiffer comme une bergère.

— Peut-être qu'il ne s'agit que d'un accident avec un autre enfant, oui. J'imagine qu'aucun morveux ne rentrerait se vanter d'avoir mordu un habitant, ça vaut la peine de chercher. Et rien ne nous empêche d'aller faire un tour toutes les deux dehors pour essayer de repérer une trace. Il y a eu du sang, je devrais pouvoir suivre une piste assez facilement. Après tout, il peut aussi bien s'agir de quelqu'un d'extérieur à Salem...

À présent, elle imaginait assez bien un enfant ou un adolescent s'étant éloigné de son groupe familial pour explorer, ou même vivant seul et perdu dans la nature. Avoir des créatures rôdant dans les environs était assez inévitable et tout le monde ne rêvait pas de vivre en ville. Mais mieux valait savoir quelles étaient les intentions des Créatures errantes. Ou s'il fallait leur venir en aide. La jeune femme était néanmoins soulagée que les soupçons ne se portent pas sous un Loup de son panthéon. Elle n'aurait pas aimé enquêter sur ses congénères.

— Il est un peu tard pour aller frapper aux portes et poser des questions , remarqua-t-elle en jetant un œil par la fenêtre tandis qu'elle nettoyait son verre à son tour. Par contre, j'aimerais bien aller poser la truffe sur cette piste tant qu'elle est encore fraîche. On sera vite fixées sur l'origine de l'agresseur : soit il sera retourné à Salem, soit il se sera éloigné dans les bois.  

Ada adressa un sourire et un regard mutin à la gorgone, les bras croisé sur sa poitrine.

— Est-ce que tu as prévu quelque chose ce soir ou je peux compter sur ta compagnie pour cette excursion ? Ça ne devrait pas trop nous éloigner des murs, mais je préfère jouer la prudence en ne sortant pas seule.

Les promenades nocturnes n'effrayaient pas la Louve, cependant elle appliquait toujours quelques principes de précautions. La vie était devenue plus dangereuse depuis que le monde était vidé d'une bonne partie de ses habitants humains et que les autres avaient développés des pouvoirs (et des instincts !) étranges. Se reposer sur ses lauriers était un appel à la catastrophe, d'après Ada. De plus, elle ne se souvenait pas avoir fait de sortie en compagne de Séraphina depuis très, très longtemps. Peut-être même qu'elle remontait à l'époque où les habitants de la ville étaient si peu nombreux qu'ils se connaissaient tous par défaut.

— Aller, dis oui ~ En échange, je t'offre à déjeuner demain au Calavera. Plat et dessert compris ! Et puisqu'on devra emprunter la porte nord, on pourra passer par chez moi pour que je te prête une bonne fourrure, qu'est-ce que tu en dis ? Vous autres, gens du sud, vous n'aimez pas trop le froid, je me trompe ?

Et puis une gorgone avait des serpents sur la tête, donc peut-être qu'elle avait aussi le sang froid ? La cuisinière ne se rappelait pas avoir vu son homologue prendre des bains de soleil comme un lézard, mais après tout, elle ne connaissait pas tout des membres des autres panthéons.

EPSILON

Elle n'avait pas eu à insister très longtemps et ça ne l'étonnait pas. Malgré leur travail respectif et leur poste au Conseil, aucune des deux jeunes femmes ne pouvait refuser une petite aventure à la recherche d'un prétendu monstre. Elles avaient une vie plutôt bien rangée étant donné la situation depuis la guerre des pestes, mais cela ne les privait pas d'un goût certain pour l'action et les mystères.
Descendant à sa suite, Ada lui fit signe de la main de filer vers la sortie sans tarder, le sourire aux lèvres. Bien sûr, cette affaire était sérieuse, tout autant que ses potentielles conséquences, mais il était agréable de sentir l'enthousiasme qui les animait à l'idée de sortir en chasse. Cela les rajeunissait de quelques décennies.

La Louve attendit que Seraphina referme la porte de sa boutique derrière elles et prit la tête de la marche, en direction des quartiers nord. Les constructions Egylos cédèrent peu à peu place à des structures plus anciennes, celles qui formaient le cœur de Salem et qui dataient de l'époque où la ville était encore la demeure d'humains. En cent ans, certaines façades avaient changé et les nouveaux habitants avaient apporté leur petite touche personnelle, mais l'on pouvait dire que le centre de Salem était toujours le même et les vieilles poutres de ces bâtiments avaient connu une autre époque.
Puis les maisonnettes changèrent encore pour s'approcher d'un style typique d'Europe du nord, allant même jusqu'à mimer des ornements datant de l'époque médiévale. Certains n'hésitaient pas à graver le bois de leurs linteaux de portes, d'autres décoraient leur entrée et rebords de fenêtres avec des motifs peints ou des couronnes en branches de sapin. Le quartier comptait même un grand bâtiment communautaire, une sorte de halle en pierre et en bois magnifiquement décorée et qui semblait tout droit sortie du temps des vikings. On pouvait s'y rassembler en grand nombre, une estrade permettait d'y tenir des discours ou d'y jouer de la musique, les nombreuses portes et fenêtres autorisaient du passage de tous les côtés et deux énormes cheminées offraient un espace privilégié à la préparation de repas de groupe. On venait s'y retrouver comme dans un salon commun, pour garder les enfants, coudre, filer la laine, échanger des potins, préparer des sorties hors de la ville... Cependant, ce n'était pas dans cette direction que les deux femmes se rendaient.

Ada entraîna sa camarade jusqu'à une petite maison en pied adossée à une bâtisse plus grande. Une ruelle sur le côté donnait accès à l'arrière des bâtiments, sur ce qui était vraisemblablement une cour intérieure commune. La proximité de la demeure avec le centre de Salem trahissait son ancienneté. Seuls les bâtiments les plus proches du mur d'enceinte étaient les plus récents. La maisonnette en pierre présentait un petit banc en bois à côté de la porte d'entrée, un heurtoir en bois en forme de tête de loup et un lierre tenace avait envahi la moitié des murs, s'attaquant désormais à la toiture. Il y avait même une veille botte en cuir posée sur un rebord de fenêtre et d'où dépassait une touffe de fougère.

— Je vais te chercher le manteau. Et me changer, dit la propriétaire en passant le seuil de la porte.

Il faisait noir, aucune bougie n'avait été allumée à l'intérieur. Des braises rouges refroidissaient dans la petite cheminée et avec le peu de clarté qui pouvait filtrer à l'intérieur, on devinait un mobilier modeste, des plantes suspendues au plafond et un certain désordre. La Louve reparut très vite à l'entrée avec une pelisse en laine et en fourrure qu'elle tendit à Seraphina. Puis, elle s'excusa un instant, referma la porte et disparut à nouveau dans la maison. Un instant plus tard, une bête massive et sombre sortit de la petite ruelle, ses prunelles mordorées reflétant la lueur de la lune.

— Je préfère sortir par derrière quand je ne suis plus sur deux pieds. La porte est plus facile à repousser et ça laisse ma trace pour les autres, articula l'énorme loup d'une voix rauque, mais néanmoins féminine.

Et quand elle parlait des "autres", elle voulait dire les habitants des maisons accolées à la sienne et qui partageaient la petite cour. Tous originaires du même village norvégien qu'elle, ils n'avaient jamais pu se résoudre à se séparer vraiment, même s'ils avaient désormais chacun leur vie. Cette meute, la première à avoir intégré Salem, demeurait fusionnelle malgré les années.
Pour Ada, sortir de nuit sous sa forme lupine était un plaisir qu'elle ne s'accordait pas assez souvent. Le monde se déployait sous un angle différent, ses sens plus décuplés que jamais lui offrant mille informations supplémentaires. Par réflexe, elle flaira autour de sa propre porte, leva la truffe vers la gorgone et scanna tous les alentours en faisant pivoter ses grandes oreilles dans tous les sens. Ce qu'elle ne pouvait pas voir, elle le sentait et elle l'entendait.

— Direction les portes. Est-ce qu'on t'a parlé de l'endroit où on a retrouvé Seti ou il faut que d'adresse quelques prières avant d'avancer tout droit dans la forêt ?

EPSILON

Ada hocha sa grosse tête de loup : elle n'avait pas encore d'enfants, mais plusieurs membres de sa petite meute d'origine en avaient, ce qui faisait d'elle une sorte de tante pour la petite troupe de louveteaux. Bien sûr, en 100 ans certains avaient depuis longtemps quitté le stade de l'enfance pour devenir des adultes en pleine possession de leurs moyens, pourtant la louve les considérait toujours comme des jeunes à protéger. L'avenir de Salem et de ce qu'il restait de l'humanité reposait sur ces jeunes générations qui n'avaient jamais connu autre chose que leur condition de Créature. Plus à l'aise avec leurs pouvoirs, désireux de partir explorer ce monde à nouveau vierge, beaucoup ignoraient la douleur de la guerre et la méfiance de leurs aînés. Ils assureraient un avenir meilleur à leur panthéon, s'ils arrivaient jusqu'à l'âge adulte, comme le disait Séraphina. Un défi pour tous les parents et pour la communauté où ils grandissaient.

Les deux jeunes femmes arrivèrent rapidement à la porte nord de la ville, où se tenaient plusieurs Protecteurs en charge de la surveillance de nuit. Elles se signalèrent pour qu'on leur laisse la porte ouverte et qu'on les attende au retour. Au moins, si elles disparaissaient jusqu'à l'aube, il y aurait quelqu'un pour s'inquiéter de leur absence et lancer des recherches. Il n'était pas prudent de sortir de l'enceinte de Salem de nuit, mais aucun couvre-feu n'était établi aussi, on les laissa passer sans encombres. Rapidement, la terre battue que foulaient de nombreux pieds laissa place au tapis de feuilles, d'aiguilles et de mousses de la forêt. L'air froid s'emplit d'odeurs subtiles et le léger bourdonnement de l'activité humaine fut étouffé par la distance et les troncs.

— La petite dernière de Hauk est presque en âge de faire sa première chasse en groupe. On voulait l'emmener avec nous la semaine prochaine pour qu'elle s'habitue. Je t'avoue que ça me rassurerait plus de savoir les environs de la ville parfaitement sûr pour elle, maintenant que j'y pense, évoqua Ada en laissant traîner sa truffe au sol.

Malgré son timbre un peu caverneux, elle veillait à garder une voix basse pour ne pas déranger la nuit autour d'elles. En bon prédateur nocturne, elle se faisait aussi discrète que possible. La lumière dispensée par la lune à travers les branches dessinait un maillage complexe d'ombres sur toute la forêt et avec lequel les motifs de la robe d'Ada se fondaient parfaitement, la rendant presque invisible. Par habitude, elle gardait à la fois un œil sur la gorgone et sur leur environnement pour anticiper toute menace potentielle. Ses pouvoirs ne lui permettaient pas de changer en pierre les assaillants, aussi essayait-elle toujours d'avoir une longueur d'avance et d'éviter les ennuis, au lieu de devoir les affronter.

— Je crois que j'ai la piste de la mère de Seti. Elle sentait assez fort le camphre, dans ta boutique, releva la Créature au bout de quelques minutes de marche, alors qu'elle attardait son museau près d'un tronc moussu. On devrait pouvoir la remonter jusqu'au lieu de l'accident.

Elle redressa la tête pour se tourner vers Seraphina. Ses yeux, habituellement bruns, avaient à présent une couleur mordorée, chaude et brillante, même avec si peu de lumière pour les distinguer.

— Est-ce que ça va aller pour toi ? Je sais que la nuit est claire, mais si tu as du mal à voir où tu mets les pieds, tu peux monter sur mon dos. Ce sera l'occasion de me raconter ta petite promenade dans les bois avec ce Loup noir dont on m'a parlé il y a peu, hm ? Ici, aucune oreille indiscrète pour nous surprendre, tu peux entrer dans les détails !

Si son expression était plutôt passive, le battement de sa queue pouvait être interprété comme un sourire amusé. L'auberge voyait tant de gens passer que c'était l'un des meilleurs endroits pour récolter des informations. Ragots, réclames, commérages et confessions étaient monnaie courante, que cela se fasse sous le coup de l'alcool ou en se pensant discret au milieu de la masse. Malheureusement, les serveurs et serveuses avaient les oreilles fines, de même que les gens en cuisine. Or, Ada adorait écouter les petites affaires des autres. Alors quand un protecteur, qui était de garde à la porte ce jour-là, avait parlé de ce jour où il était certain d'avoir vu revenir la gérante de l'Aubépine en compagnie d'un Loup à la fourrure noire, il n'avait pas fallu longtemps à la cuisinière pour lui extirper tous les détails de son témoignage. Si elle n'avait pas encore interrogé son amie à ce propos, c'était uniquement parce qu'elle avait été trop occupée depuis.
Mais puisqu'elles avaient à présent l'occasion de parler entre elles...

EPSILON

Ada n'était pas un cheval, son dos n'était pas taillé pour recevoir un cavalier pendant de longues heures de marche, mais s'il s'agissait de rendre une petite balade plus pratique pour tout le monde, elle avait bien assez de force pour transporter un adulte. D'autant que Seraphina ne pesait pas grand-chose et avait eut plus d'une fois l'occasion de s'essayer à la chevauche de loup lors de leurs sorties.
Un grognement entrecoupé de drôle de sons étouffés secoua la carcasse de la grande bête, alors qu'elle devinait déjà que l'aventure qu'on allait lui conter était riche en hauts faits glorieux. Difficile de rire sans les cordes vocales appropriées, mais son hilarité redoubla sous les menaces de la gorgone. Si passer un peu de temps changée en pierre était le prix pour une histoire croustillante, elle n'avait rien contre.

— Je serai muette comme une tombe. Mais ne m'épargne aucun détail, marchanda-t-elle en se remettant en marche.

L'étrange silhouette que formaient les deux enquêtrices se faufila entre les troncs au rythme des grandes enjambées de la louve. Cette dernière, le nez contre le sol, suivait avec attention la piste olfactive autant que l'histoire qu'on lui contait. Une affaire d'ours et de sauvetage raté qui ne manqua pas de lui faire émettre ce rire bizarre et étouffé. Elle s'imaginait très bien la scene : Seraphina perchée dans un arbre tel un gros oiseau, le Loup inconnu débarquant à la rescousse et se retrouvant face à un adversaire bien plus redoutable que prévu ainsi qu'à une demoiselle en détresse très peu reconnaissante... L'image se construisait toute seule à mesure que le récit se faisait !
Il lui fallut s'arrêter de nouveau et tourner la tête pour observer la gorgone sur son dos lorsqu'elle conclut par la perte de ...

— Ta dague ? Tu as laissé ta dague plantée dans une patte d'ours ?

Un silence.
Puis de nouveau l'hilarité, difficilement retenue alors qu'elle devinait l'issue de cette rencontre. Car si la dague était perdue, c'était sans doute parce que l'ours l'avait emportée avec lui ! On pouvait donc dire que le plantigrade avait gagné cette partie.

— Rappelle-moi comment tu as pu te payer cette arme ? Hahaha ! Et maintenant, elle est quelque part entre les racines d'un arbre après qu'un ours s'est curé les griffes avec ! Haha !

Ada encaissa les grommellements et réprimandes de la part de son amie sans broncher, trop heureuse de découvrir qu'une affaire rocambolesque se cachait derrière cette rumeur de rien du tout. Elle reprit sa marche une fois son souffle retrouvé. Il fallait bien admettre que la fierté de la gorgone y était aussi pour beaucoup dans la drôlerie de la situation car si elle n'avait pas été si insistante sur le fait de garder la mésaventure secrète, cela aurait eu beaucoup moins de saveur.

— Donc quoi, toi et ton preux chevalier vous êtes enfuis la queue entre les jambes ? Tu as pu récupérer de bonnes herbes au moins ? Parce qu'à ce qu'il parait, vous étiez trempés comme des soupes en passant les portes. Le ciel ne vous a rien épargné !

EPSILON

— Mhm.

Ada écoutait attentivement, un sourire aux lèvres. Ou du moins, ce qui ressemblait à un sourire sur une gueule de loup. Elle trouvait que toute cette affaire était vraiment très instructive et devait se retenir de faire des commentaires en plein milieu de la narration. Si le dénouement n'avait pas été un retour sain et sauf à Salem, tous ces événements auraient eu une saveur plus tragique. Se faire attaquer par un ours énorme était souvent un arrêt de mort pour une personne désarmée.

— Est-ce que tu n'es pas un peu trop dure avec lui ? On parle quand même de quelqu'un qui s'est jeté volontairement au devant du danger pour essayer de porter secours à une inconnue, pas sûre qu'une bête de foire l'aurait fait.

Sa voix s'était adoucie et bien qu'on puisse toujours y déceler une pointe d'amusement, elle avait à présent des accents plus sérieux. Qui que soit ce Loup, il avait fait une très forte impression à la gorgone. Sans doute pas de la meilleure des façons, mais au moins il ne la laissait pas indifférente.

— Si je résume, il a essayé de te venir en aide, même si ce n'était initialement pas nécessaire, t'as malgré tout sauvé d'une charge d'ours en furie et a cherché à vous mettre à l'abri de la pluie. Mais c'était tout à fait horrible parce qu'il avait mauvais caractère ? Mmmh, c'est amusant mais ça me rappelle quelqu'un...

La Louve ricana en sentant la gorgone se hérisser au sous-entendu. Son petit doigt lui soufflait que l'expérience aurait été moins catastrophique si Séraphina n'avait pas elle-même été dotée d'un tempérament enflammé et frondeur. Après tout, ni la présence de l'ours ni l'orage n'étaient la faute des deux survivants, on ne pouvait pas leur imputer l'enchaînement calamiteux de leurs déboires.

— Tu as toute ma sympathie pour la perte de ta dague et de tes herbes, je comprends ta frustration. Et je dois dire que j'ai rarement entendu parlé d'une telle malchance sur une si courte période ! Il faut remercier les dieux que vous soyez rentré indemnes et n'ayez pas attrapé la mort. Mais en ce qui concerne ton sauveur raté, peut-être que tu devrais réviser tes envies de meurtre, hm ? D'autant que te connaissant, tu as dû être aussi douce et tendre qu'une pierre, héhéhé ! Pourtant il ne t'a pas abandonnée sous la pluie pour fuir tes assauts, si ça ce n'est pas une preuve de courage, je ne sais pas ce qu'il faut de plus.

Une nouvelle tape sur la tête lui fit coucher les oreilles, mais elle battait toujours de la queue joyeusement. Taquiner son amie était un passe-temps qui lui avait manqué.

— Qui sait si ta perte de pouvoir au moment crucial n'est pas le signe que, au fond de toi, tu étais toute chamboulée de voir arriver une âme brave et généreuse, prête à sacrifier sa vie pour toi ? C'est si romantique ! Hahaha ! Tu n'aurais pas eu l'occasion d'apercevoir son visage sous forme humaine par hasard ? Parce que si tu craches sur un bel homme aux tendances stupidement héroïque, moi je veux bien le rencontrer, finit-elle avec légèreté, ne souhaitant pas s'attarder plus longtemps sur la pseudo leçon de morale dans laquelle elle s'était embarquée.

Loin d'elle l'idée de faire des reproches à l'herboriste, mais elle la connaissait assez pour savoir qu'une fois emportée par la colère, elle pouvait avoir tendance à juger les gens un peu durement. Si ces quelques paroles pouvaient apaiser la frustration de la gorgone, ce serait une victoire en soi. Sans parler du fait que les deux compagnons d'infortune avaient des chances de se recroiser en ville ! Mieux valait apaiser le courroux de la grécienne maintenant plutôt que de devoir la supplier de dépétrifier le pauvre Loup.

EPSILON

— Ah mais est-ce que ce n'est pas encore plus romantique ? Un mystérieux et ténébreux sauveur dont tu ne sais rien ! Ça ne te donne pas envie de partir à sa recherche ?

Elle grogna-rit une nouvelle femme tant il était improbable de s'imaginer Séraphina en amoureuse transie, telle l'héroïne d'un conte de fées. Non, si la patronne de l'Aubépine devait un jour tomber sous le charme de quelqu'un, il y avait plus de chances que ce soit en croisant le fer avec. Du moins c'était la certitude qu'avait Ada.
Prenant un instant pour réfléchir à la question, elle finit par répondre que cela ne lui disait rien. Ses visites à la Médusa n'allaient pas au-delà du contact avec les vendeurs derrière le comptoir et elle ignorait tout des personnes travaillant dans la réserve ou les jardins. Aucune Louve de sa connaissance ne travaillait là-bas, et à vrai dire, elle ne pouvait même pas affirmer que la sœur du mystérieux sauveur soit de la même espèce. On avait déjà vu des membres d'une même famille adopter des formes très différentes en dépit des liens du sang. Mais par curiosité, elle penserait à demander autour d'elle. Sa soif de ragots n'avait pas de limites.

Elles parvinrent à un taillis sauvage d'où une odeur ferrugineuse provenait. La piste les avait menées sans encombre jusqu'ici et la gorgone fut la première à remarquer la tache de sang. Par réflexe, Ada approcha d'abord sa truffe, ses yeux de loups distinguant très mal les couleurs et les détails.

— Effectivement. Je ne peux pas t'assurer qu'il appartient à Seti, mais son odeur et celle de sa mère sont présentes. Maintenant que je peux comparer, elles sont assez semblables.

Nez au sol, la Créature flairait avec application les alentours de la tache, en particulier la végétation d'où était apparemment sorti le monstre pendant l'attaque. Il y avait des odeurs d'animaux, mais elle cherchait quelque chose de plus significatif.

— Est-ce que tu vois quelque chose d'autres ? demanda-t-elle à voix basse, désormais un peu plus sur ses gardes. J'ai du mal à dire ce qui a pu passer par ici, rien ne me saute à la truffe.

Elle laissa descendre son amie pour qu'elle puisse mener ses propres recherches. Il leur fallait un indice à suivre, de quoi déterminer au moins un début de piste pour savoir si le ou la coupable s'était enfui dans la forêt ou était retourné vers Salem.

— Il y a comme un parfum de... De fumée ? De fumée froide et pourtant quelque chose d'humide qui l'accompagne. Comme l'intérieur d'une caverne. C'est très étrange, mais certaines Créatures ont des odeurs plutôt déroutantes, une fois transformées. Toi par exemple, tu sens la pierre chauffée au soleil, sous ta forme de gorgone, même quand il pleut.

EPSILON