Elle n’était qu’une petite fille quand tout avait commencé. Tout ce qu’elle connaissait de la vie était sa famille et un quotidien modeste dans une région reculée. Son village, niché dans le creux d’une vallée froide de Norvège, fut longtemps épargné par les affres de la guerre et même la nouvelle du fléau avait tardé à arriver. Ce ne furent d’ailleurs pas les combats qui menacèrent la vie de la communauté, mais la raréfaction des échanges commerciaux avec les grands bourgs de la région ainsi que la maladie. La faim s’installa peu à peu, le blé manqua rapidement et bientôt, il n’y eut plus d’autre recours que la cueillette en forêt. Sans terres cultivables, leur seule fortune était le bétail. Mais les hivers sont longs et rudes, et quand la maladie emporta les meilleurs chasseurs, vaches et moutons furent les premiers à être sacrifiés.

Après trois longues années de souffrances, il n’y avait plus un seul vieillard ou enfant encore ne vie dans le village. Les visages émaciés trahissaient la fatigue, on ne comptait plus que sur la générosité de la montagne et de la vallée pour avoir de quoi manger, ainsi que sur l’aide des dieux. Lorsque autour de la table les prières se firent plus nombreuses que le gibier, cela faisait presque cinq ans depuis le début des pestes. De cette époque, Ada ne se souvient que de la faim permanente, de la rudesse de son cadre de vie et des efforts constants de ses parents pour la préserver. Son petit village jadis si joyeux et paisible n’était plus qu’une poignée d’âmes vivant toutes ensemble dans les bâtiments les mieux isolés du froid, partageant nourriture, expérience et chaleur humaine.
Jusqu’au jour où tous se mirent à changer. Les dieux anciens ne pouvaient mettre sur la table de la nourriture, ni soigner les fièvres surnaturelles qui s’abattaient sur les innocents, mais ils pouvaient leur donner de quoi chasser et survivre.

De nombreux habitants furent changés en elfes, dont les parents d’Ada. Quelques-uns parmi les plus vigoureux furent changés en Jotnars. Et les quelques jeunes gens encore debout parmi les adultes prirent l’apparence de Loups. Ainsi la minuscule communauté avait de quoi faire revenir la vie et pouvait la protéger.

Une vingtaine d’années s’écoulèrent durant lesquelles chacun redoubla d’effort pour rendre au village un semblant de chaleur. La jeune fille devint femme et apprit à chasser en meute, resserrant les liens qui l’unissaient déjà à ses congénères et se donnant pour mission de toujours rapporter de quoi manger aux autres.
Il y eut quelques tentatives d’intégrer de nouvelles têtes lorsque des survivants passaient par la vallée, mais aucun nouvel arrivant ne fit long feu. La peur et le besoin de survivre avaient rendu les hommes méfiants, mauvais, prêts à voler ceux qui leur tendaient la main. Bientôt, les Jotnars se mirent à défendre farouchement les limites de la vallée et repoussaient sans délicatesse tous les intrus.

Un équilibre semblait s’être mis en place, pourtant chacun ressentait un appel au fond de lui. Un murmure indistinct, un pressentiment que le danger rôdait et se rapprochait. Un danger qu’ils ne seraient pas assez forts pour repousser. Les habitants se réunirent un soir pour débattre, ne pouvant plus taire cet appel qui les incitait à regarder au-delà des limites familières de leur vallée. Les discussions furent longues et houleuses, mais ce fut Ada, désormais officiellement à la tête de la meute, qui eut le dernier mot : l’instinct du Loup ne mentait pas et il n’était pas question d’attendre que la mort vienne tous les faucher. Décision fut prise d’abandonner leur bastion.

Une longue période d’errance à travers l’Europe débuta alors, les confrontant tous à la terrible réalité de la guerre. Les zones jadis peuplées étaient devenues des charniers peu à peu grignotés par la nature, les régions les plus fertiles regorgeaient de créatures en quête d’un asile et partout régnait la violence. La solidarité de la communauté fut son salut, mais le voyage ne se fit pas sans pertes dramatiques. Les espoirs finirent par se tourner vers l’Atlantique et les terres qui sommeillaient de l’autre côté.
Vierges et peut-être plus sûres que cette Europe trop peuplée ?

La route vers Salem fut encore longue, quoique plus tranquille une fois les côtes de l’Amérique atteintes. Les vastes espaces sauvages rendaient les rencontres moins fréquentes. Une partie du village décida de prendre racine au Canada, heureuse de se trouver un havre de paix dans une forêt proche de la mer. La vie y fut douce pour un temps, puis l’appel résonna de nouveau chez certains. Avec l’assurance de laisser leurs proches en sécurité, Ada et cinq autres villageois reprirent leur marche vers le sud en longeant la côte. Ils atteignirent ainsi la petite ville nouvellement reconquise de Salem, grossissant les rangs des créatures déjà présentes.
La jeune femme rejoignit dans un premier temps les chasseurs avant de préférer une voie plus tranquille en mettant à disposition de tous ses talents de cuisinière. Habituée à faire feu de tout bois et à nourrir de nombreuses personnes, elle ne fut pas longue à accepter lorsque Elvira lui demanda de l’aide dans sa toute nouvelle auberge. Autant en cuisine que derrière le comptoir, elle prit goût à rencontrer toutes les nouvelles têtes qui arrivaient en ville et passaient par la Calavera.

Sa place au conseil fut votée par les Nordélis lorsque son prédécesseur décida de quitter ses fonctions qu’il jugeait trop encombrantes. Elle y siège depuis huit ans déjà. Très intégrée à sa nouvelle communauté, Ada aime voir grandir la ville et s’y sent à sa place. Ce qu’il reste de sa meute y vit aussi et elle est à présent bien décidée à défendre ce territoire bec et ongles.