Assise sur un banc rustique et vermoulu, Ruqayyah faisait tourner sa petite cuillère dans son infusion d'un air rêveur. Elle adorait cette petite cuillère en argent, si fine et si joliment gravée. Elle n'en avait qu'une seule, qu'on lui avait offert un jour en paiement de ses services. C'était l'un de ses petits trésors, une petite babiole qu'elle aimait avoir en sa possession.
Autour d'elle, la forêt bruissait sous une légère brise, les oiseaux se répondaient entre les branches et une agréable odeur de mousse embaumait l'air. L'automne approchait à grands pas, arrosant de plus en plus fréquemment les environs de Salem sous des averses passagères et chargeant de fruits les arbres et les buissons. Même s'il faisait un peu froid, Ruqayyah aimait beaucoup cette saison qu'elle n'avait découverte qu'en arrivant sur ce continent. Depuis le temps qu'elle vivait là, elle s'y était accoutumée.

Des bruits de pas sur l'humus de la forêt la firent ciller et elle revint au présent d'un lent battement de cil, le fil de ses pensées s'effilochant aussitôt. Deux hommes approchaient, un jeune et un vieux, la mine sombre et inquiète. Tout le monde faisait cette tête-là en arrivant en vue de sa maisonnette, tout le monde se tenait sur ses gardes aux alentours du domaine de la sorcière. L'endroit n'était pourtant pas lugubre, mais la vieille bâtisse un peu affaissée et couverte de mousse apparaissait comme un antre dangereux aux yeux des habitants de Salem. Qui voudrait vivre si loin des murs ? C'était louche.
L'Acéphale s'était appropriée l'habitation depuis déjà une décennie, l'avait retapée et décorée selon ses goûts, rendant l'intérieur bien plus douillet que la façade ne le laissait supposer. Quant à la solitude... Elle n’avait jamais souffert de son poids. Solitaire et pourtant jamais esseulée, Ruqayyah avait toujours attiré à elle les ombres et le mystère, c’était ainsi qu’elle aimait vivre. Elle admettait d’ailleurs volontiers se délecter du mélange d’incompréhension et de crainte qui se tapissait dans les yeux de tous ses visiteurs.

La jeune femme attendit l'arrivée des deux hommes sans bouger, les fixant d'un air neutre, les lèvres trempées dans son eau chaude. Même après qu'ils se soient arrêtés à sa hauteur et l'aient saluée, elle continua de les fixer sans piper mot, ce qui les mit rapidement mal à l'aise. Le jeune se balançait d'un pied sur l'autre en faisant mine de regarder autour de lui, le vieux la toisait avec insistance et agacement, retenant ses mots. Ils n'avaient rien à exiger d'elle et ils le savaient. S'ils avaient fait les deux kilomètres qui les séparaient de la demeure de la sorcière noire, c'était pour lui demander un service, et mieux valait ne pas la contrarier s'ils espéraient qu'elle accepte. Elle pouvait donc les ignorer aussi longtemps qu'elle le désirait.

Fut une époque où Ruqayyah aussi vivait à Salem et où elle n'aurait pas osé agir de la sorte. Une époque où, fraîchement débarquée dans ce nouvel Eden, elle ne pensait qu'à bien s'intégrer et permettre à sa jumelle de vivre paisiblement après avoir traversé trop de chagrins. Ensemble, elles se bâtissaient alors une nouvelle vie sur cette terre étrangère, apprenant la langue par obligation et déployant de grands efforts pour faire de cette communauté la leur. Une époque où elle pensait qu'elle devait étouffer sa nature et ses pouvoirs pour vivre heureuse.
Tout ça lui semblait loin à présent.
Son petit jeu prit fin et elle quitta le banc dans un mouvement gracieux, les pans de son châle serrés dans une main et sa tasse dans l'autre. Chacun de ses gestes était épié.

— Entrez messieurs, finit-elle par dire d'une voix basse, les mots chuintant sur sa langue avec une mélodie particulière.

L’intérieur était un bric-à-brac charmant et coloré, où flottaient des odeurs d’épices. Cette sorcière qui venait d’Orient avait rapporté avec elle un bout de ce passé dont elle ne parlait jamais. Elle gardait pour elle les souvenirs d’enfance heureux, les rires de sa famille, la chaleur de l’échoppe familiale, la saveur des plats simples de sa mère, le brillant des étoffes vendues par son père. Ce passé était resté derrière elle et il ne restait plus que des tapis vieillis, quelques bijoux ternes et un hochet en bois qui avait vieilli sans avoir jamais servi.

Les invités prirent place à la petite table au centre de la pièce et formulèrent leur demande. Le jeune allait se marier, mais ne pouvait le faire sereinement sans avoir consulté l’esprit de sa défunte fiancée pour lui demander sa bénédiction. Une affaire plutôt simple, pour laquelle ils payaient avec plusieurs bocaux de champignons et plantes médicinales séchées. Ruqayyah se contenta de hocher la tête.
C’était ainsi qu’elle se rendait utile à Salem : elle usait de son pouvoir pour permettre aux vivants de trouver des réponses auprès des morts. Elle-même avait fait grand usage de cette aptitude, faisant des défunts des professeurs et mentors. Rien d’étonnant à ce qu’elle en sache autant au sujet des remèdes et des poisons, des animaux et des caprices du ciel. En vraie sorcière, elle avait absorbé les connaissances de plusieurs vies afin de s’armer pour faire face au nouveau monde.

On craint ce que l’on ne comprend pas. Ruqayyah ne craignait plus rien depuis longtemps. Et il semblait que seule sa jumelle ne la craignait pas elle. Quoi de plus normal ? Elles étaient venues au monde ensemble, et elles en repartiraient sans doute ensemble également.

La séance ne s’éternisa pas : le fantôme de la fiancée apparut rapidement et ne fut pas difficile à convaincre de donner sa bénédiction. En vérité, la pauvre fille se moquait bien de ce mariage, elle ne se sentait plus concernée par les affaires des vivants. La sorcière épargna au jeune homme le désintérêt de son ancienne promise, le renvoyant simplement chez lui avec l’assurance qu’il pouvait se marier tranquille tant que lui, sa famille ou sa femme n’insultaient pas la mémoire de la défunte.

De nouveau seule, la jeune femme s’autorisa un soupir las. Son thé était froid à présent et il n’y avait personne pour se lever et le lui réchauffer.